26
Bien qu’il fût resté la moitié de la nuit à parler avec Linda, Wallander s’obligea à se lever dès six heures du matin. Il resta longtemps, à moitié endormi, sous la douche, sentant la fatigue quitter peu à peu son corps. Il se déplaça sans bruit dans l’appartement, et remarqua qu’il ne s’y sentait vraiment bien que quand Baiba ou Linda s’y trouvait. Quand il était seul, son appartement n’était qu’un refuge, un simple toit provisoire et interchangeable. Il fit du café et descendit récupérer son linge. Une voisine, qui fourrait son linge dans une machine, lui signala qu’il n’avait pas nettoyé la buanderie après son passage. C’était une vieille dame qui vivait seule. Wallander la saluait quand ils se croisaient. Il ne connaissait pas son nom. Elle lui montra un endroit où il avait renversé un petit tas de lessive. Wallander présenta ses excuses et promit de faire mieux la prochaine fois. Vieille vache, se dit-il en remontant chez lui, un peu énervé. Certes, elle avait raison. Il avait rangé un peu à la va-vite. Il posa le linge sur son lit et porta dans la cuisine les dossiers que Forsfält lui avait donnés. Il avait mauvaise conscience de ne pas avoir eu le courage de les lire. Mais la longue conversation qu’il avait eue avec Linda avait été importante. Il avait fait très chaud cette nuit-là. Ils étaient restés sur le balcon et il l’avait écoutée. C’était une adulte qu’il avait devant les yeux, une adulte qui lui parlait. Ce n’était plus une enfant, et il en était réellement étonné. Quelque chose avait changé, et il n’y avait pas prêté attention auparavant. Elle lui apprit que Mona songeait à se remarier. Cela fit un choc à Wallander. Il devinait que son ex-femme avait chargé Linda de le lui annoncer. Cette nouvelle, qui le blessait, et qui curieusement le déprimait, sans qu’il comprenne pourquoi, l’amena à lui confier pour la première fois les raisons pour lesquelles, selon lui, son couple s’était défait. Il comprit à ses commentaires que la version de Mona était légèrement différente. Puis elle l’interrogea sur Baiba, et il lui répondit le plus sincèrement possible, même s’il restait encore beaucoup d’incertitudes dans leur relation. Quand ils étaient enfin allés se coucher, il avait eu confirmation de ce qui lui importait le plus : elle ne lui reprochait pas ce qui s’était passé. Elle voyait maintenant la séparation de ses parents comme un événement nécessaire.
Il s’installa dans la cuisine et entama le volumineux dossier qui décrivait la vie complexe et mouvementée de Björn Fredman. Il lui fallut deux heures pour parcourir l’ensemble, en lisant certains passages en diagonale. Il prit quelques notes sur un cahier. Quand il referma la dernière chemise en s’étirant, il était huit heures du matin. Il se reversa une tasse de café et alla à la fenêtre. Ce serait encore une belle journée d’été. Il n’arrivait plus à se rappeler quand il avait plu pour la dernière fois. Il tenta de résumer ce qu’il venait de lire. Dès sa naissance, Björn Fredman avait été un triste sire. Il avait grandi dans une famille violente et perturbée, et il avait eu maille à partir avec la police dès l’âge de sept ans pour un vol de bicyclette. Après, ça ne s’était jamais arrêté. Björn Fredman s’était dès le début confronté à une existence à laquelle il n’avait que trop peu de raisons de s’attacher. Dans sa vie de policier, Wallander était sans arrêt obligé de lire ces histoires ternes, sans couleurs, où l’on devinait dès les premières lignes que ça finirait mal. La Suède s’était sortie de la pauvreté grâce à ses propres forces, mais aussi à des circonstances favorables. Wallander se souvenait que, dans son enfance, il y avait des gens vraiment pauvres, même si à l’époque ils étaient déjà peu nombreux. Mais l’autre pauvreté, songea-t-il en buvant son café devant la fenêtre, nous n’avons jamais pu la changer. Elle hibernait derrière toutes ces façades propres. Et maintenant que l’ère de l’expansion semble passée, et qu’on tire à hue et à dia sur l’État-Providence, voilà que la pauvreté sort de son hibernation, que la misère familiale revient. Björn Fredman n’est pas un cas unique. Nous n’avons pas réussi à créer une société où des gens comme lui se sentiraient chez eux. Quand nous avons fait voler en éclats la vieille société, dans laquelle la famille avait encore une cohérence, nous avons oublié de la remplacer par autre chose. Nous ignorions que nous aurions à en payer le prix : une grande solitude. Ou peut-être avons-nous fait semblant de l’ignorer ?
Il rangea les dossiers dans le sac plastique noir et écouta une dernière fois à la porte de Linda. Elle dormait. Il ne put résister au plaisir d’ouvrir doucement la porte pour la regarder. Elle dormait en chien de fusil, tournée contre le mur. Il lui laissa un mot sur la table de la cuisine et se demanda comment il allait faire pour les clés. Il appela Ebba au commissariat. Mais elle ne put lui donner qu’une réponse négative. Ni le restaurant ni la boutique n’avaient trouvé les clés. Il ajouta un post-scriptum à son mot pour dire à Linda de laisser les clés sous le paillasson. Puis il partit en direction du commissariat. Il arriva peu avant neuf heures. Hansson était dans son bureau, le visage plus gris que jamais. Wallander eut soudain pitié de lui. Combien de temps allait-il tenir le coup ? Ils allèrent prendre un café ensemble au réfectoire. C’était un samedi, qui plus est du mois de juillet, et on n’aurait guère imaginé en voyant le commissariat que la plus grosse enquête criminelle de l’histoire de la police d’Ystad battait son plein. Wallander voulait dire à Hansson qu’ils avaient maintenant, à son avis, besoin de renforts. Pour être franc, Hansson devait être soulagé de certaines tâches. Il restait convaincu qu’ils avaient suffisamment de gens à envoyer sur le terrain. Mais Hansson avait besoin de renforts pour l’arrière-garde. Il tenta de protester, mais Wallander insista : son visage gris et ses yeux hagards étaient des arguments suffisants. Pour finir, Hansson céda, presque soulagé, et promit d’en parler lundi au préfet de la région. Il leur fallait un intendant de police.
Une réunion de travail était prévue pour dix heures. Wallander appela Forsfält depuis son bureau. Il l’interrogea à propos du passeport de Björn Fredman.
— Il devrait être dans son appartement, dit Forsfält. C’est bizarre qu’on ne l’ait pas trouvé.
— Je ne sais pas si ça présente un intérêt, dit Wallander. Mais je veux en savoir plus sur ces voyages dont Peter Hjelm a parlé.
— De nos jours, les pays européens ne mettent plus de tampons sur les passeports.
— J’ai eu le sentiment que Hjelm parlait de voyages vers des pays plus lointains. Mais je peux me tromper.
Forsfält promit de rechercher le passeport de Fredman.
— J’ai parlé avec Marianne Eriksson, hier soir. J’ai songé à t’appeler. Mais il était tellement tard.
— Où l’as-tu trouvée ?
— À Malaga. Elle ne savait même pas que Björn Fredman était mort.
— Qu’est-ce qu’elle avait à dire ?
— Pas grand-chose. Évidemment, elle était bouleversée. Je n’ai pas pu lui épargner les détails. Ils se voyaient de temps en temps, ces six derniers mois. J’ai cru comprendre qu’elle aimait bien Björn Fredman.
— Elle doit bien être la première. En dehors de Peter Hjelm.
— Elle croyait que c’était un homme d’affaires, poursuivit Forsfält. Elle ignorait qu’il avait passé toute sa vie dans l’illégalité. Elle ne savait pas non plus qu’il était marié et père de trois enfants. Je crois que ça l’a pas mal secouée. Cette conversation téléphonique a dû faire voler en éclats l’image qu’elle avait de Björn Fredman.
— Qu’est-ce qui te fait dire qu’elle l’aimait ?
— Elle était malheureuse d’apprendre qu’il lui avait menti.
— Tu as appris autre chose ?
— Non. Mais elle rentre en Suède. Elle arrive vendredi. J’irai la voir à ce moment-là.
— Et ensuite, tu pars en vacances ?
— En tout cas, c’était dans mes intentions. Tu ne devais pas partir en vacances, toi aussi ?
— Pour le moment, je préfère ne pas trop y penser.
— Dès que ça va commencer à se préciser, ça peut aller très vite.
Wallander ne fit aucun commentaire. Ils raccrochèrent. Wallander demanda ensuite au standard de joindre Per Åkeson. On lui répondit qu’il était chez lui. Wallander regarda sa montre. Neuf heures cinq. Il décida d’aller le voir. Dans le couloir, il faillit heurter Svedberg qui portait toujours son étrange couvre-chef.
— Comment va ton coup de soleil ? demanda Wallander.
— Mieux. Mais je n’ose pas sortir sans mon chapeau.
— Est-ce que tu crois qu’il y a un serrurier ouvert un samedi ?
— Ça m’étonnerait. Si tu as oublié tes clés chez toi, il y a des serruriers qui ont des permanences.
— J’ai besoin de faire un double de deux clés.
— Tu t’es enfermé dehors ?
— J’ai perdu mes clés.
— Il y avait ton nom et ton adressé dessus ?
— Bien sûr que non.
— Dans ce cas, tu n’as pas besoin de changer la serrure.
Wallander prévint Svedberg qu’il serait un peu en retard à la réunion.
Per Åkeson habitait dans une zone pavillonnaire qui surplombait l’hôpital. Wallander était déjà allé chez lui, il connaissait le chemin. Åkeson tondait sa pelouse. Il arrêta la tondeuse et se dirigea vers Wallander.
— Il s’est passé quelque chose ?
— Oui et non. Il se passe toujours plein de choses. Mais rien de fondamental. J’ai besoin de ton aide pour rechercher quelqu’un.
Ils entrèrent dans le jardin. Wallander constata avec amertume que c’était le même genre de jardin que partout ailleurs. Il refusa le café que lui proposait Åkeson. Ils s’assirent à l’ombre sur la terrasse.
— Si ma femme vient, dit Per Åkeson, je te serais reconnaissant d’éviter de lui parler de mon départ pour l’Afrique. C’est un sujet sensible.
Wallander le lui promit. Puis il parla brièvement de Louise Fredman, de ses soupçons quant à un viol éventuel par son père. Il parla franchement. Peut-être était-ce une fausse piste de plus, peut-être cela ne donnerait-il rien. Mais il ne pouvait pas prendre le risque du contraire. Il insista sur la nouvelle ouverture que donnait à l’enquête la certitude que Fredman avait été tué par le même homme que Wetterstedt et Carlman. Fredman est la brebis galeuse de la famille des scalpés, dit-il en sentant aussitôt combien sa comparaison était douteuse. De quelle manière cadrait-il avec les autres ? De quelle manière ne cadrait-il pas ? Peut-être fallait-il justement partir de Fredman, là où rien ne semblait évident, pour trouver le lien qui le reliait aux autres ? Åkeson l’écouta attentivement. Il ne fit aucune objection.
— J’ai parlé avec Ekholm, dit-il quand Wallander se tut. Un type bien, je crois. Compétent. Réaliste. L’impression qu’il m’a donnée est que le tueur va frapper une nouvelle fois.
— J’y pense sans arrêt.
— Où en est-on au sujet des renforts ?
Wallander évoqua l’entretien qu’il avait eu avec Hansson.
— Je crois que tu as tort, dit Per Åkeson. Ça ne suffit pas de donner des renforts à Hansson. À mon avis, tu surestimes ta capacité de travail et celle de tes collègues. C’est une grosse enquête, une trop grosse enquête. Il faut plus de gens dessus. Plus de gens, ça veut dire qu’on peut faire plus de choses en même temps. Et pas les unes après les autres. Nous avons affaire à un homme qui peut tuer encore une fois. Notre temps est précieux.
— Je sais ce que tu veux dire. Où que je sois, j’ai sans arrêt peur d’arriver trop tard.
— Des renforts, répéta Per Åkeson. Qu’est-ce que tu en dis ?
— Pour le moment, je dis non. Le problème n’est pas là.
La tension monta aussitôt.
— En tant que responsable de l’enquête, je ne peux pas accepter ça, lança Per Åkeson. Et tu ne veux pas plus de gens. Qu’est-ce qui se passe à ce moment-là ?
— On se retrouve dans une situation difficile.
— Très difficile. Et très désagréable. Si je dois demander des renforts contre la volonté de la police, je suis obligé de dire que la brigade chargée de l’enquête ne s’est pas montrée capable de résoudre le problème. Je dois vous déclarer incompétents, même si ça peut être dit de manière aimable. Et je n’ai pas envie de ça.
— Tu le feras si c’est nécessaire, dit Wallander. Et je donnerai ma démission sur-le-champ.
— Mais enfin, Kurt !
— C’est toi qui as entamé cette discussion. Pas moi.
— Tu as tes règles professionnelles. J’ai les miennes. Et je considère que je commets une faute professionnelle si je ne veille pas à ce que vous ayez plus de personnel à votre disposition.
— Et des chiens. Il me faut des chiens policiers. Et des hélicoptères.
La conversation s’arrêta là. Wallander regretta de s’être emporté. Il n’arrivait pas non plus à expliquer son hostilité aux renforts. Il savait d’expérience que ceux-ci pouvaient occasionner des problèmes de collaboration susceptibles de compromettre ou de retarder le cours de l’enquête. Mais il n’avait pas d’argument à opposer à Per Åkeson sur la possibilité de faire plusieurs choses en même temps.
— Parles-en avec Hansson. C’est lui qui décide.
— Hansson ne décide rien sans te consulter. Et il fait ce que tu dis.
— Je peux refuser de donner mon avis. Je peux au moins t’apporter cette aide.
Per Åkeson se leva pour fermer le robinet auquel était branché un tuyau d’arrosage vert qui gouttait. Puis il se rassit.
— Attendons lundi, dit-il.
— Attendons, répondit Wallander.
Puis il revint à Louise Fredman. Il insista. Rien ne prouvait que Björn Fredman avait abusé de sa fille. Mais il ne pouvait pas exclure quoi que ce soit : c’est pour cela qu’il avait besoin de l’aide d’Åkeson pour tenter d’accéder à la chambre de malade de Louise Fredman.
— Il est possible que je me trompe totalement, conclut Wallander. Ce ne serait pas la première fois. Mais je ne peux pas me permettre de passer à côté de quoi que ce soit. Je veux savoir pourquoi Louise Fredman se trouve dans un hôpital psychiatrique. Et quand je le saurai, je veux voir avec toi s’il y a des raisons d’aller plus loin.
— Ce qui veut dire ?
— Lui parler.
Per Åkeson hocha la tête. Wallander sentit qu’il pouvait compter sur son soutien. Il connaissait bien Åkeson. Celui-ci respectait ses intuitions, même quand elles n’étaient fondées sur aucune preuve concrète.
— Ça risque d’être assez compliqué, dit Per Åkeson. Mais je vais essayer d’agir dès ce week-end.
— Je t’en serai reconnaissant. Tu peux m’appeler au commissariat ou à la maison, quand tu veux.
Per Åkeson vérifia qu’il avait bien les bons numéros de téléphone.
La tension qu’il y avait eue entre eux semblait avoir disparu. Per Åkeson le raccompagna jusqu’à sa voiture.
— L’été a bien commencé, dit-il. Mais je me doute que tu n’as guère le temps d’y penser.
Wallander perçut comme de la compassion dans sa voix.
— Pas beaucoup, non. Mais la grand-mère d’Ann-Britt Höglund a prédit qu’il ferait chaud longtemps.
— Elle ne pourrait pas plutôt nous dire où chercher cet assassin ?
Wallander secoua la tête avec résignation.
— Il nous parvient sans arrêt des éléments nouveaux. Même nos médiums habituels et pas mal de gens qui se disent voyants ont commencé à donner de leurs nouvelles. Quelques stagiaires mettent de l’ordre dans tout ça. Ensuite Ann-Britt et Svedberg vérifient. Jusqu’à présent, ça n’a rien donné. Personne n’a rien vu, que ce soit chez Wetterstedt ou à côté de la ferme de Carlman. On commence à en savoir un peu plus sur la tranchée devant la gare ou sur la camionnette sur le parking de l’aéroport. Mais ça n’aboutit nulle part.
— L’homme que tu pourchasses est prudent.
— Prudent, rusé, et dénué d’humanité. Je n’arrive pas à comprendre comment son cerveau fonctionne. Même Ekholm semble frappé de mutisme. C’est la première fois de ma vie que j’ai l’impression d’avoir affaire à un monstre en liberté.
Åkeson réfléchit un instant.
— Ekholm m’a dit qu’il était en train de mettre toutes les informations sur ordinateur. Pour travailler dessus avec un programme développé par le FBI. Peut-être cela va-t-il nous donner quelque chose.
— Espérons…
Wallander laissa la phrase en suspens. Åkeson avait compris de toute façon :
… Avant qu’il ne frappe une nouvelle fois…
… Sans que nous sachions où le chercher.
Wallander retourna au commissariat. Il arriva à la réunion avec quelques minutes de retard. Pour encourager son personnel qui travaillait dur, Hansson était descendu acheter de la brioche à la pâtisserie Fridolf. Wallander s’assit à sa place habituelle et regarda les autres. Martinsson était venu en short pour la première fois de l’année. Ann-Britt présentait les premiers signes du coup de soleil. Il l’envia : quand avait-elle eu le temps de prendre un bain de soleil ? Le seul à être correctement habillé était Ekholm, qui avait rejoint sa place habituelle en bout de table.
— Un de nos quotidiens du soir a eu le bon goût de proposer à ses lecteurs des considérations sur l’histoire du scalp, dit Svedberg d’un ton désabusé. Espérons que ça ne va pas devenir une nouvelle mode chez tous les fous qui se promènent en liberté.
Wallander frappa quelques coups de stylo sur la table.
— Commençons la réunion. Nous sommes à la recherche du pire criminel que nous ayons connu. Il a déjà commis trois meurtres violents. Nous savons que c’est le même homme. Mais nous ne savons rien de plus. En dehors du fait qu’il risque fort de frapper à nouveau.
Il y eut un silence autour de la table. Wallander n’avait pas l’intention d’alourdir l’atmosphère. Son expérience lui avait appris que les enquêtes compliquées devenaient plus faciles quand on adoptait un ton plus léger, même si les crimes étaient brutaux et tragiques. Il les savait tous aussi déprimés que lui. Ils partageaient ce sentiment de pourchasser un monstre humain, dont les sentiments étaient si déformés qu’ils semblaient insaisissables.
Ce fut une des réunions les plus pénibles de la carrière de Wallander. De l’autre côté des vitres, un été dont la beauté paraissait presque irréelle, la brioche de Hansson qui poissait sous la chaleur, et son propre malaise qui lui donnait la nausée. Tout en suivant avec attention les propos autour de la table, il se demandait comment il pouvait supporter de travailler dans la police. N’avait-il pas atteint ce point où il ressentait qu’il avait assez donné ? La vie devait être plus que ça. Ce qui le déprimait, c’était de ne pas déboucher sur la moindre piste, la moindre brèche qu’ils puissent agrandir pour se frayer un chemin à travers le mur. Ils n’étaient pas dans l’impasse, il leur restait encore pas mal d’issues. Ce qui leur manquait, c’était l’évidence dans le choix des directions à prendre. Dans les enquêtes, il finissait toujours par y avoir une sorte de cap invisible, qui leur permettait de s’orienter. Mais cette fois-ci, ce cap leur manquait. Ils n’étaient plus seulement à rechercher le lien, le point commun. Ils commençaient à douter de son existence même.
À la fin de la réunion, trois heures plus tard, une évidence subsistait. Continuer. Wallander regarda les visages fatigués qui l’entouraient et leur suggéra de se reposer. Il annula toutes les réunions du dimanche. Ils se retrouveraient lundi matin. Il était inutile de mentionner les réserves d’usage. À condition qu’il ne se passe rien de grave. À condition que l’homme qui se cachait quelque part au milieu de l’été ne frappe pas une nouvelle fois.
De retour à l’appartement dans l’après-midi, il trouva un mot de Linda disant qu’elle rentrerait tard. Fatigué, il dormit quelques heures. Puis il téléphona deux fois à Baiba sans succès. Il appela Gertrud, qui le rassura sur son père. La seule différence, c’est qu’il parlait souvent du voyage en Italie qu’ils allaient faire en septembre. Wallander passa l’aspirateur et répara une fermeture de fenêtre. L’idée du meurtrier inconnu ne le quittait pas. À sept heures du soir, il fit un dîner simple, un filet de cabillaud surgelé et des pommes de terre. Il alla ensuite s’asseoir sur le balcon et feuilleta distraitement un vieux numéro d’Ystads Allehanda, une tasse de café à la main. À neuf heures et quart, Linda arriva. Ils burent un thé dans la cuisine. Wallander pourrait venir voir le lendemain une répétition du spectacle qu’elle était en train de monter avec Kajsa. Elle restait très mystérieuse et refusa de dévoiler de quoi il s’agissait. À vingt et une heures trente, ils allèrent se coucher tous les deux.
Wallander s’endormit presque aussitôt. Linda resta un moment éveillée à écouter les oiseaux de nuit. Puis elle s’endormit, elle aussi. Elle avait laissé sa porte entrouverte.
*
Ils ne virent ni l’un ni l’autre la porte qui s’ouvrait doucement peu après deux heures du matin. Hoover était pieds nus. Il resta un moment dans l’entrée, écoutant le silence. Il entendait un homme ronfler dans une chambre à gauche de la salle de séjour. Il avança doucement vers l’intérieur de l’appartement. Par une porte entrouverte, il aperçut quelqu’un qui donnait dans la chambre. Une fille qui devait avoir à peu près le même âge que sa sœur. Il ne put résister à la tentation d’entrer et de s’approcher d’elle. Il avait sur la donneuse un pouvoir énorme. Puis il sortit de la chambre et continua vers celle d’où venaient les ronflements. Le policier nommé Wallander était couché sur le dos et avait rejeté tout ce qui le couvrait, en dehors d’un bout de son drap. Il donnait profondément. Sa poitrine faisait comme de grandes vagues.
Hoover resta immobile à le regarder.
Il pensa à sa sœur qui allait bientôt être libérée de tout ce mal. Qui pourrait bientôt revenir à la vie.
Il regarda l’homme qui dormait. Il pensa à la personne dans la chambre d’à côté. Ce devait être sa fille.
Il prit sa décision.
Il reviendrait dans quelques jours.
Il quitta l’appartement aussi silencieusement qu’il était venu. Il referma avec les clés qu’il avait prises dans la veste du policier.
Aussitôt après, le silence fut brisé par le bruit d’une mobylette qui démarra et disparut.
Puis tout redevint silencieux.
En dehors du chant des oiseaux de nuit.